Chapitre 9
La façon dont Conrad lutta contre ses frères stupéfia Néomi. De la tête, il frappa Sebastian, tandis que ses crocs manquaient d’arracher la main de Nikolaï.
Au bout du compte, cela ne servit à rien. Ils lui firent une nouvelle piqûre. Juste avant de perdre pied, Conrad regarda dans sa direction, sourcils froncés, mâchoires serrées, et le voir ainsi la désola.
À quel moment exactement ma curiosité est-elle devenue de l’intérêt ?
Ses frères l’avaient traité comme un animal, parce que c’était ainsi qu’il s’était comporté ces derniers jours. Elle comprenait qu’il soit nécessaire de le maintenir entravé. Une telle puissance physique pouvait s’avérer dangereuse si on la laissait libre.
Mais son état s’était tellement amélioré… et ils n’avaient pas voulu en tenir compte.
Tandis que Nikolaï et Sebastian le guidaient en direction de l’immense salle de bains, Conrad, yeux mi-clos, docile et pieds nus, se mit à parler de sa voix grave, étrange. Il avait toujours les poignets liés dans le dos. Sans doute avaient-ils l’intention de le laver. Curieuse, elle les suivit.
Le second secret de Néomi ? Depuis qu’elle était devenue fantôme, elle s’adonnait fréquemment au voyeurisme.
Il lui était déjà arrivé de regarder un homme prendre sa douche, mais jamais, jusque-là, elle n’avait été aussi curieuse de découvrir un corps.
Tandis que Sebastian réglait la température de l’eau et sortait un savon de son emballage, Nikola arracha ce qui restait de la chemise de Conrad.
De son poste d’observation à mi-chemin entre le plancher et le plafond, Néomi soupira, admirant le physique de Conrad. Elle ne s’était pas vraiment rendu compte de sa taille imposante, l’ayant vu essentiellement couché. Debout à ses côtés, elle aurait l’air minuscule.
Ses hanches étroites et ses épaules carrées semblaient faites pour qu’une femme puisse s’y agripper pendant l’amour. Ses mains menottées dans le dos étiraient les muscles de ces mêmes épaules ainsi que ses pectoraux, les offrant au regard.
Il n’était que virilité, avec toutes ces cicatrices qui marquaient sa chair, comme celle, assez fines qui remontait sur son torse. Elle commençait à trouver séduisants les stigmates de cette existence formidable, imaginait même un scénario pour chaque blessure.
Elle avait vu Conrad se battre avec une férocité qui l’avait étonnée. Elle n’avait aucun mal à l’imaginer brandissant une épée, trois siècles plus tôt robuste seigneur de guerre combattant sans peur.
Un vilain pansement, sur son bras, attira l’attention de Néomi. Sebastian lui aussi fronça les sourcils en voyant le bandage. Il l’ôta, découvrant une blessure étrange, noircie.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
On aurait dit que Conrad avait été attaqué, mordu par une bête féroce, et que la peau, autour de la marque, était morte.
Mais si les estafilades sur sa poitrine s’étaient refermées, pourquoi cette blessure-là n’était-elle pas guérie ?
Nikolaï plissa les yeux.
— Avec sa force, il aurait dû cicatriser facilement, et depuis longtemps. Peut-être faut-il la nettoyer.
— Seigneur, regarde toutes ces cicatrices, Nikolaï !
— J’ignorais qu’il avait été touché autant de fois, répondit ce dernier en contournant Conrad pour examiner son dos.
— Peut-être ces cicatrices datent-elles d’avant la guerre, dit Sebastian en défaisant la ceinture de Conrad pour la lui retirer. Réfléchis, on ne le voyait jamais sans sa chemise, et il disparaissait régulièrement, seul. Il aurait pu être un bandit de grand chemin que nous n’en aurions rien su…
Devant l’expression de Nikolaï, il se tut.
— Quoi ?
— Viens voir ça.
Néomi suivit Sebastian et regarda le dos de Conrad. Tous trois affichèrent une moue impressionnée devant le tatouage sophistiqué qui recouvrait la totalité de son omoplate droite. C’était un dessin peu ordinaire, fait à longs traits rapides. Un dessin fascinant, d’une certaine manière.
— Ce ne serait pas le symbole du Kapsliga Uur ?
C’est quoi, le Kapsliga Uur ? Et pourquoi blêmissent-ils à sa simple évocation ?
— C’est impossible, déclara Nikolaï d’une voix qui manquait d’assurance. Nous l’aurions su. Ils recrutent leurs adeptes très jeunes. Conrad n’aurait pas pu nous cacher son appartenance à l’ordre pendant deux décennies.
Apparemment perdu dans son propre univers, Conrad continuait à marmonner. Il ne semblait pas s’être rendu compte de ce que ses frères venaient de découvrir.
— Il faisait toujours cavalier seul et éludait les questions quand on lui demandait où il était et avec qui… reprit Nikolaï. Mon Dieu ! Il chassait les vampires avec les Kapsliga. Pas étonnant que la transformation l’ait rendu fou.
— On l’a entraîné à haïr les vampires et à les tuer dès son plus jeune âge, dit Sebastian.
— Et moi, je l’ai transformé en ce qu’il méprise le plus au monde, termina Nikolaï dans un soupir douloureux. Quelles souffrances il a dû endurer !
— Et leur serment ?
Quel serment ?
Nikolaï pâlit encore un peu plus, si c’était possible.
— Conrad a beaucoup de défauts, mais il n’a jamais rompu un serment. À moins que ce ne soit arrivé avant qu’il ait treize ans…
Avant que quoi ne soit arrivé ?
Les deux frères restèrent silencieux un long moment. Sur le visage de Sebastian, on lisait l’inquiétude ; sur celui de Nikolaï, le remords.
— Il avait voué sa vie à une cause plus importante que lui. J’aurais dû… j’aurais dû lui parler. J’aurai dû lui donner – vous donner à tous les deux – le choix, cette nuit-là.
— Je n’aurais pas choisi la transformation, dit Sebastian. Mais alors, je n’aurais pas rencontré Kaderin.
Il parlait comme s’il avait échappé à la pire des catastrophes. Visiblement, son épouse était tout pour lui.
— De toute façon, reprit-il, Conrad n’était pas en état de choisir. Il était trop mal en point. Les soldats l’avaient éviscéré avant moi, des heures avant que Murdoch et toi n’arriviez. Je ne pense pas qu’il aurait repris conscience.
Néomi flotta jusqu’à Conrad, se plaça face à lui. Il avait été poignardé au ventre, et elle, au cœur. Ensuite, contre leur volonté, ils avaient tous deux été transformés en des êtres radicalement différent de ce qu’ils étaient jusque-là. Aucun d’eux n’avait demandé à vivre ce qu’il vivait aujourd’hui.
Il avait été un héros, sacrifiant sa vie à une cause qui le dépassait. Elle soupira, approcha la main de sa joue pour le caresser doucement.
Que t’est-il arrivé en ce bas monde, vampire ?
— Jamais il n’acceptera son sort de vampire si nous ne parvenons pas à le convaincre que nous ne sommes pas l’incarnation du mal, dit Sebastian.
— Nous ne pourrons le convaincre de rien du tout tant que son esprit ne sera pas en meilleur état. Finissons-en avec le bain, pour l’instant.
Ils lui retirèrent son pantalon. Il était nu.
Néomi vacilla légèrement. Le fou est superbe.
Son regard glissa vers son nombril, suivit le chemin de poils sombres. Mazette. Même au repos, il affichait une taille impressionnante.
— Conrad, regarde-moi, dit Nikolaï en agitant une main devant le regard vide de son frère.
Conrad cligna des yeux, regarda autour de lui comme s’il ignorait où il se trouvait et comment il était arrivé là.
— Désires-tu te laver ? demanda Nikolaï. Nous pouvons t’attacher les mains par-devant.
Conrad secoua la tête, comme pour chasser la confusion qui régnait dans son esprit, et ralentit le débit de son soliloque. Une étincelle s’alluma dans son regard rouge.
Il est en train de mijoter quelque chose.
Enfin, il lâcha d’une voix rauque :
— Seul.
Les deux frères échangèrent un regard. À n’en pas douter, ils passaient en revue tous les moyens qui empêcheraient Conrad de s’échapper.
— Très bien, dit Nikolaï.
Conrad tendit les bras dans son dos, et Nikolaï lui retira les menottes, pour les lui remettre aussitôt, devant. Puis il rallongea la chaîne afin que Conrad ait une plus grande liberté de mouvement. Comme ce dernier ne tentait pas de s’enfuir, Nikolaï et Sebastian se regardèrent de nouveau, visiblement convaincus que Conrad faisait beaucoup de progrès. Ce qui, supposa-t-elle, était le cas.
— Je t’ai laissé une serviette et des vêtements propres sur le porte-serviettes, dit Sebastian. Ils devraient être à ta taille. Mais si ce n’est pas le cas, nous en avons apporté plein d’autres…
— Seul ! aboya Conrad.
Lorsque, enfin, ils se retirèrent, il pénétra dans la cabine de douche. Toujours face à elle, il se plaça sous le jet et laissa l’eau couler le long de son dos.
Le médicament semblait l’avoir épuisé, ses mouvements étaient lents, lourds, maladroits, mais l’eau qui glissait sur son corps parut lui procurer un réel soulagement.
S’il savait comme je l’envie !
Il prit le savon, le huma et, satisfait, le fit mousser sur son visage, adossé contre le carrelage pour que l’eau coule cette fois sur le devant de son corps.
Elle ne pouvait rien faire d’autre que regarder, car tandis que le sang, la saleté et les marques sombres disparaissaient de son corps en un ruissellement épais et sale, un visage magnifique apparaissait.
Non, pas seulement magnifique. Pas simplement beau. Extraordinaire.
Elle savait qu’il avait des traits plaisants, mais n’avait pu passer au-delà des yeux au rouge surnaturel et de la saleté pour apprécier ses lèvres charnues et larges, sa mâchoire si masculine, et son nez fort, aristocratique.
Un petit peu pompette. Voilà comment elle se sentait devant ce visage propre et ce corps dénudé avait entendu des femmes raconter leur rencontre avec un homme si beau qu’elles en avaient eu le souffle coupé. Maintenant, elle comprenait ce qu’elles avaient voulu dire.
Elle réalisa que, de tous les hommes qu’elle avait déjà observés à leur insu, aucun ne s’était avéré aussi sexy que celui qui lui faisait l’honneur de se prélasser sous sa douche en ce moment même.
Il se savonna la poitrine et les aisselles, ses pectoraux roulant sous sa peau. Puis le savon descendit.
Elle déglutit.
Encore un peu plus bas…
Continua-t-elle à respirer tandis qu’il se lavait l’entrejambe, ses grandes mains abîmées passant et repassant sur sa longue verge sans sembler y prêter attention, alors qu’elle était au bord de l’apoplexie ? Elle n’en était pas sûre.
Est-ce que je tremble ? En quatre-vingts ans, jamais elle n’avait eu envie de toucher quelque chose autant que ce corps. Elle savait qu’elle ne le sentirait pas, mais c’était plus fort qu’elle.
Les mains de Conrad s’immobilisèrent brusquement sur son sexe, et son beau visage rougit. Son regard se posa directement sur Néomi, avant de glisser au-delà. On eût dit un homme réservé, inexpérimenté, qui se rend soudain compte qu’il se lave devant quelqu’un.
Néomi écarquilla les yeux. Merde, mais il me voit !
Elle fit la moue. Ce qui signifie qu’il… m’ignore.
— Vampire, regarde-moi. S’il te plaît, parle-moi.
Mais il ne réagit pas. Le seul homme sur terre avec lequel elle avait une chance de communiquer refusait de lui parler.
Bien…
— Est-ce que tu me trouves jolie, Conrad ? Belle, même ? Après tout, tu me vois, non ? Et je sais que tu m’entends, aussi. D’ailleurs, je vais te le prouver, tout de suite. Tu oses mépriser une femme qui gagnait sa vie en distrayant les hommes comme toi ? Mais tu ne te débarrasseras pas de moi comme ça.
Peu de gens savaient qu’une seconde raison avait poussé Néomi à quitter la voie tracée par sa mère et à poursuivre son rêve de ballet. Mettre l’eau à la bouche des hommes en jouant la femme fatale, faire d’eux des bêtes baveuses, béates et hypnotisées, elle avait trouvé cela trop… facile.
D’un petit rire de gorge et d’un bout de langue passé sur sa lèvre supérieure, Néomi pouvait faire plonger un homme respectable en direction de son chapeau pour couvrir une érection inopinée.
Trop facile. Néomi avait toujours aimé les défis.
Avec un sourire coquin, elle décida qu’il était temps de s’inspirer de son passé interlope, temps de ranger les carabines à bouchon et de sortir l’artillerie lourde. Et elle possédait un arsenal caché dont il n’imaginait même pas l’étendue.